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C’est un sujet d’agacement récurrent de la part de nombreux enseignants qui s’étonnent que la limite « Nord-Sud » apparaisse encore dans de nombreux manuels scolaires, mais aussi dans de nombreuses copies d’élèves, comme d’autres concepts géographiques qui mériteraient d’être enfermés dans un vieux globe et rangés au fond d’un cabinet de géographie au grenier du lycée (tremblez BRICS et autres « pays du Tiers-Monde », votre tour viendra !)

Heureusement, Jean-Benoît BOURON, Laurent CARROUE et Hélène MATHIAN viennent de publier un article sur l’excellent site Géoconfluences qui propose une mise au point sur cette question ainsi qu’une nouvelle classification.

L’article est un peu long et, si vous êtes pressés, je vous en propose un résumé dans les lignes ci-dessous :

  • La classification des pays en géographie, comme toute classification, entraîne une simplification abusive et souvent binaire alors que la situation réelle est souvent plus complexe. Ainsi, les pays ne sont pas seulement « développés » ou « en développement ».
  • De nombreuses catégories utilisées en géographie pour classer les pays sont datées. Elles ne correspondent plus forcément à la réalité du début des années 2020.
    • La notion de sous-développement a été introduite par le président des Etats-Unis Harry S. Truman en 1949, dans un contexte de Guerre froide et de justification du plan Marshall.
    • La notion de « tiers-monde » a été proposée par le démographe français Alfred Sauvy en 1952, toujours dans un contexte de Guerre froide, afin de proposer une clef de lecture géopolitique et géo-économique du monde inspirée de l’histoire de la Révolution française.
    • La notion de « pays en développement » apparaît dans les années 1970 pour qualifier des pays qui seraient en retard de développement par rapport aux principaux pays occidentaux. Elle est ensuite déclinée pour qualifier différents états d’avancement : « pays en voie de développement », « pays moins avancés », « nouveaux pays industrialisés », etc. D’ailleurs, la notion même de développement mériterait désormais d’être questionnée. Elle s’inscrit dans une lecture résolument économique du monde, minimisant des logiques économiques et sociales pourtant désormais omniprésentes.
    • La notion de « Nord / Sud » s’impose dans les années 1980 dans un contexte de fin de Guerre froide afin de proposer une clef de lecture du monde permettant de dépasser le clivage Est/Ouest.
  • Cette classification Nord / Sud s’est imposée pendant plus de trente ans avec seulement quelques adaptations :
    • Pour intégrer Israël et Singapour dans les pays du Nord.
    • Pour identifier des pays dits émergents qui semblaient connaître un décollage économique et une affirmation politique accélérée dans les années 1990.

Cette histoire de la classification des Etats de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours peut-être synthétisée sous la forme d’une chronologie :

Les mots pour découper le monde en fonction des écarts de développement, 1949-2022 (source : Géoconfluences)

Mais alors, quels indicateurs utiliser pour classer et comparer la richesse et le développement des pays ?

  • Il faut tout d’abord garder à l’esprit qu’aucun indice n’est parfait :
    • La fiabilité des données fournies par certains pays peut être remise en cause
    • Chaque donnée n’est pas disponible et actualisée pour tous les pays du monde pour une même année
    • Les indicateurs sont révélateurs de leur temps et d’une certaine vision du monde. De nouveaux indicateurs devront apparaître dans les prochaines années pour prendre en considération de nouvelles préoccupations, notamment environnementales.
  • Les auteurs de cet article proposent de retenir sept indicateurs en expliquant leurs intérêts respectifs, tout en expliquant pourquoi d’autres indicateurs parfois courants ont été écartés :
    • Taux de fécondité, en naissances par femme
    • Taux de mortalité infantile
    • PIB par habitant en dollars constants
    • Évolution du PIB par habitant entre 2000 et 2020
    • Consommation des ménages
    • Formation de capital fixe par habitant indiquant la capacité réelle du pays à générer des investissements
    • Un indicateur composite permettant de calculer l’écart entre les revenus des 10% des plus riches et ceux des 50% des plus pauvres
  • A partir de cette grille de lecture statistique, les auteurs de l’article identifient six catégories de pays qu’il est possible de rassembler en trois grands groupes :
    • Les Etats précaires comportant 27 pays très précaires tels que le Cameroun et des pays précaires comme Eswatini (ancien Swaziland). Ils se qualifient par une fécondité et une mortalité infantile élevées, un PIB par habitant faible, d’importantes inégalités de revenu, et une faible croissance du PIB par habitant sur vingt ans.
    • Les Etats émergents qui rassemblent 46% des Etats référencés dans l’étude. Parmi eux, les émergents en essor (18 Etats dont le Tadjikistan) et les émergents consolidés (57 Etats dont le Paraguay). Les auteurs utilisent l’expression de « classe moyenne » pour qualifier ces Etats. Il est à noter que dix-sept de ces cinquante-sept pays dont partie des pays les moins avancés (PMA). On trouve également dans cette catégories des pays tels que la Chine, L’Inde, la Russie, le Brésil, le Mexique, l’Indonésie, etc.
    • Les Etats favorisés parmi lesquels figurent des « favorisés avec des fragilités » tels que le Portugal, et des « très favorisés » tels que l’Australie. Tous ces pays sont globalement riches mais ils peuvent parfois être confrontés à des problématiques de vieillissement de la population, d’un taux de fécondité inférieur à 1, etc. Les auteurs précisent cependant que ces pays ne sont nullement des modèles de développement à atteindre car ils figurent aussi souvent parmi les pays émettant le plus de CO² par habitant.

L’article se termine par deux cartes qui permettent d’identifier ces nouvelles catégories…

… tout en les comparant avec l’ancien découpage Nord / Sud :

On s’aperçoit dès lors que les pays favorisés regroupent globalement les anciens pays dits « du Nord » tandis que les pays précaires et émergents se rassemblent dans les anciens pays dits « du Sud » avec néanmoins quelques nuances :

  • Dix pays sont passés du Nord au Sud, dont la Russie.
  • Huit pays sont passés du Sud vers le Nord, dont l’Uruguay.

Les auteurs n’en concluent pas pour autant qu’il faudrait réhabiliter le découpage Nord / Sud, mais simplement que le développement humain et économique connaît des effets d’inertie sur la longue durée.

Source

Jean-Benoît Bouron, Laurent Carroué et Hélène Mathian, « Représenter et découper le monde : dépasser la limite Nord-Sud pour penser les inégalités de richesse et le développement », Géoconfluences, décembre 2022.