Le 1er septembre 2012, j’allumais mon GPS pour rejoindre un lycée au nom encore obscur : Anna Judic. Une petite recherche sur Google la veille m’apprenait que cette actrice de théâtre aux mœurs libérées aurait inspiré le personnage de Rose Mignon dans Nana d’Emile Zola. Le GPS donne son verdict : “Arrivée prévue dans 50 min. Attention : route non goudronnée sur votre trajet”. Je prends une grande inspiration en ayant l’impression de partir en mission en terre inconnue. Je ne savais pas encore que j’allais refaire ce même trajet des milliers de fois dans les années à venir…

10 ans plus tard, je réalise que ce lycée et ses élèves ont probablement autant contribué à faire ce que je suis devenu aujourd’hui que les autres établissements dans lesquels j’ai moi-même étudié. Certains d’entre vous (Joëlle, Lydia, etc.) m’ont notamment connu essayant d’aligner difficilement trois mots en anglais. Cette promo 2012 se souvient forcément de ma confusion tellement malaisante entre “Gaza strip” et “Gaza string” (oui, oui, j’ai osé…). 

Il faut dire qu’avant qu’un virus ne nous oblige à rester derrière nos écrans, on a parcouru ensemble des milliers de kilomètres à travers le continent. On a fait de la tirolienne avec Baptiste sur The Isle of Dogs ; on a failli se faire rattraper par la marée en Normandie ; on s’est posés à Greenwich devant la skyline de South London sans trop savoir si on aurait un dernier métro pour rentrer à l’auberge ; on a attendu des heures pour manger un kebab chez Mustafa à Berlin ; on a rejoué les Beattles sur Abbey Road avec Gaspard ; on a refait le monde avec des Allemands, des Tchèques, des Polonais, des Italiens, etc. lors de nos rencontres à Bruxelles, Stasbourg et Genève ; on a fait un footing à Hyde Park avec Marie et Guillaume ; j’ai rattrapé certains d’entre vous avant qu’ils ne rentrent dans un bar à hôtesses à Prague ; j’en ai perdu d’autres dans le métro à Londres… Et puis surtout, je vous ai fait partager ma passion bizarre pour les cimetières qui conduit certains d’entre vous à m’envoyer encore systématiquement des photos des tombes les plus improbables qu’ils croisent. 

Evidemment, on a aussi beaucoup, et peut-être même trop au goût de certain.e.s, travaillé ! Maëlle m’a detesté quand j’ai imposé des contrôles de connaissances hebdomadaires pour m’assurer que vous révisiez régulièrement. Manon était prête à me dénoncer auprès de la Cour pénale internationale quand je lui imposais de passer à l’oral. Thomas avait des gouttes de sueur qui perlaient sur le front à chaque fois que j’interrogeais un élève en début de cours. Camille m’aurait cloué au tableau quand je lui expliquais pour la trentième fois que l’histoire ne s’écrit pas au futur. Et puis, vous avez tous testé les limites de votre rythme cardiaque quand j’ai commencé à faire tourner cette fameuse roue du hasard… 

Cette exigence d’un prof envers ses élèves a fini par devenir réciproque et j’ai aussi essayé de mon côté d’être à la hauteur de vos attentes légitimes. Vous m’avez parfois repoussé dans mes retranchements, me demandant d’être à la fois prof, conseiller d’orientation, secrétaire, tuteur, entraîneur, et parfois même un peu chauffeur. Mais au final, on a mené des projets tellement dingues ensemble : on a invité un artiste chinois au lycée, on a rencontré un député, une sénatrice, des élus lycéens, des historiens, des journalistes et même un arbitre de foot international ! On s’est retrouvés sur un blog, puis un site Internet, sur une page Facebook avant que vous ne m’obligiez à vous suivre sur Insta, Snap et TikTok. On a travaillé en classe inversée avec des activités préparatoires, puis on a testé les classes renversées, les plans de travail, les exposés tournants, les sessions « Quand les élèves font cours », les battles argumentatives, les quiz en forme de course de licornes… 

Vous m’avez surtout tellement fait marrer ! Mon plus grand fou rire en classe restera forcément marqué par cette question d’une élève à qui j’essayais désespérément de faire comprendre ce qu’est un pirate et qui, 10 minutes après lui avoir expliqué qu’il s’agissait d’un voleur des mers me répond : « Mais monsieur, ils la mettent où la mer une fois qu’ils l’ont volée ?« . Certains d’entre vous se souviennent du moment où j’ai fini par demander à Samuel s’il était circoncis ou encore de mes commentaires quotidiens sur les nouvelles chaussettes à pastèques et le dernier tee-shirt à donuts de Thomas (en vrai, l’un des élèves les plus stylés qu’il m’a été permis de rencontrer). 

Parce que la vie n’est jamais un long fleuve tranquille, et que l’Armançon peut parfois sortir de son lit, on a aussi dû traverser ensemble des moments difficiles. L’un d’entre vous a décidé de nous quitter de manière prématurée ; d’autres ont perdu leurs parents à un âge où on ne devrait même pas l’imaginer. Ce n’est jamais facile en tant qu’enseignant de trouver le bon positionnement face à ces situations pour lesquelles nous ne sommes et nous ne pourrons jamais être préparés. Nous avons essayé de résister ensemble à la stupeur d’abord, et à la lassitude ensuite, de nos vies heurtées par le Covid. J’ai dû me fâcher parfois pour récupérer vos copies mais j’ai aussi été impressionné par votre dextérité pour réaliser des espaces d’échanges sur Discord, par votre volonté de parcourir les champs pour trouver du réseau et participer contre toute attente aux visios, mais aussi et surtout par votre talent créatif lors du Getty Museum Challenge (mentions spéciales à Josquin en Lénine, à Quentin en homme de Vitruve et à Merlin / Marguerite pour la reproduction de la création d’Adam). 

Et puis il y a eu les attentats de janvier 2015, de novembre 2015, l’assassinat de Samuel Paty et encore récemment la guerre en Ukraine. Je n’oublierai jamais ce lundi matin où, à la suite des attentats du Bataclan, je vous avais donné rendez-vous devant ma salle parce que : « Il faut qu’on parle ! ». Vous étiez plus de 80 à m’attendre devant la porte de la salle H109 en acceptant les conditions que j’avais fixées : pas de débat, ni de recueillement, mais encore et toujours du savoir pour vous donner à réfléchir, vous aider à comprendre et j’espère vous permettre de continuer à construire ensemble. 

Ce jour, comme chaque jour de ces dix années passées à vos côtés, j’ai été tellement fier de vous. De votre engagement, de votre solidarité, de votre patience et de votre sincérité. J’ai été fier quand vous avez obtenu vos examens, mais aussi quand certains d’entre vous ont pris d’autres chemins. J’ai été fier quand les 2D1 ont remporté le prix de l’initiative citoyenne en se mobilisant pour l’égalité filles / garçons. J’ai été fier quand les élèves de la section européenne ont remporté un labet eTwinning. J’ai été fier quand j’ai accompagné des élèves au Prix d’Histoire du Maréchal de Lattre de Tassigny. J’ai été fier de voir Marie construire presque seule un dispositif dont bénéficie encore aujourd’hui de nombreux élèves du lycée Anna Judic. Mais j’ai aussi été honoré de pouvoir accompagner Pauline dans ses projets. J’ai été reconnaissant à Nina d’avoir eu le courage de trouver les mots. J’ai été admiratif du courage d’Augustin, de la persévérance de Noémie, de la combativité de Clémence, de la résilience d’Enzo, de la maturité de Geoffrey, de la force de caractère de Lucas… 

10 ans plus tard, beaucoup ont pris le large, certains continuent à envoyer régulièrement des messages et quelques uns ont fini par remplacer le “vous” par un “tu” autour d’un verre qu’on essaie de partager le plus souvent possible. Mais dans tous les cas, même si je n’ai pas eu la place de noter votre nom dans les lignes ci-dessus, sachez que j’ai une grosse boîte à la maison dans laquelle je conserve précieusement vos messages, vos portraits et vos cadeaux. Et j’ai un espace encore plus grand dans un coin de ma tête où j’ai stocké les souvenirs de tout ce que vous m’avez apporté. 

MERCI

Mickaël BERTRAND